Vous êtes ici : Accueil > Actualités > L’obsolescence du barème de droit commun pour l’évaluation du préjudice dentaire

L’obsolescence du barème de droit commun pour l’évaluation du préjudice dentaire

Le 06 mars 2025
L’obsolescence du barème de droit commun pour l’évaluation du préjudice dentaire

La genèse du barème de droit commun (1), tout comme sa logique d’évaluation, son manque d’exhaustivité et sa vieillesse en matière dentaire (2), le rendent inapplicable et inadapté. Il est pourtant toujours appliqué tant en expertise amiable que judiciaire.

 

1.     La genèse dentaire du barème de droit commun : obsolescence programmée

Comme le soulignent Maître Frédéric BIBAL, Monsieur Max LE ROY et Madame Anne GUEGAN, il a « malheureusement été réalisé sans la participation de médecins-conseils de victimes, contrairement aux médecins-conseils de compagnies d’assurances, très présents dans son élaboration »[1].

 

Le barème de 1959 et celui de 2001 ont pour point commun d’avoir été élaborés par les médecins-conseils des compagnies d’assurances, sur demande des compagnies d’assurances.

 

Or, ce barème est utilisé de manière habituelle et quasi systématique en expertise par les experts ou les médecins-conseils de compagnies d’assurances.

 

Il est également adopté par le décret du 4 avril 2003 comme barème d’évaluation des incapacités des victimes d’accidents médicaux, d’affections iatrogènes et d’infections nosocomiales. L’annexe 11-2 IV concerne la stomatologie.

 

Il est rationnel de rejoindre Gisèle MOR qui parle d’aberration lorsque l’on connait les conditions de réalisation de ce barème[2].  En effet, le Docteur Bernard DREYFUS explique très clairement que le médecin-conseil de sociétés d’assurances « doit effectuer un examen médical et rendre un rapport d’expertise correspondant aux normes de ces compagnies et ses rapports sont corrigés au siège. Il est constamment contrôlé. Tout débordement d’évaluation en plus ou en moins sera relevé, analysé »[3].

 

Que ce barème fasse référence, alors qu’il est élaboré par les compagnies d’assurances qui ont pour objectif de maitriser leur risque et d’ainsi maitriser le coût scandalise.

 

Les assurances ne se font d’ailleurs pas l’économie d’écrire à un avocat qu’elles se réfèrent au barème du décret du 4 avril 2003 dans des dossiers de responsabilité médicale qui échappent au décret, lors des échanges amiables[4].

 

Ce barème obsolète est partout en matière dentaire.

 

Les seuls ouvrages qui traitent de la matière s’y réfèrent. Cinq livres de référence sont communément utilisés :

-       Alain BERY, Gérard CREUSOT et Michel SAPANET, L’expertise dentaire et maxillo-faciale, éditions Masson 1996

-       Alain BERY, Laurent DELPRAT, Droits et obligations du chirurgien-dentiste, Le Puit Fleuri, 2006

-       Michel SAPANET, Pierre FRONTY, Charles GEORGET, La nomenclature Dintilhac et l’expertise dentaires et maxillo faciale, actualité scientifique Poitou-Charentes, juin 2011

-       Patrick SIMONET, Patrick MISSIKA, Philippe POMMAREDE, Recommandations de bonnes pratiques en odonto-stomatologie, Espace ID, 2015

-       Alain BERY, Daniel CANTALOUBE (…), Laurent DELPRAT, expertise dentaire et maxillo-faciale, principes, conduite, indemnisation, Parresia 2018

 

Or, en matière dentaire, ce barème n’a été réalisé que par des médecins de compagnie d’assurances. Il est important de soulever qu’aucun chirurgien-dentiste ne semble y avoir participé. Les deux seuls praticiens listés qui traitent de la matière dentaire, y ayant participé, sont tous deux chirurgiens maxillo-facial et tous deux médecins conseils de compagnies d’assurances[5].

 

2.     La logique d’évaluation du barème de droit commun : obsolescence avérée
 

La genèse du barème de droit commun explique la défiance logique qu’un avocat de victimes peut avoir à son égard.

 

Sa logique d’évaluation également.

 

En effet :

 

-       Le barème de droit commun a une vision restrictive de l’organe buccal pour fixer l’AIPP. Chaque dent est étudiée de manière isolée comme si elle remplissait seule une fonction déterminée et n’était pas intégrée dans un processus plus complexe : celui de manger sans aucune contrainte et de d’ailleurs ne pas y penser, celui de sourire « à pleines dents », celui d’embrasser sans gênes, celui de dormir, de parler, de chanter…

 

-       De même, il reste taisant sur de nombreux dommages possibles

 

Mais surtout il conditionne l’évaluation de l’AIPP à la réalisation des soins de réhabilitation.

 

En effet, le barème prévoit un AIPP à 0 si les dents ont été extraites du fait de l’origine du dommage (faute médicale ou accident) et remplacées par des prothèses sur implants. Il le diminue des deux tiers ou de la moitié en fonction d’une solution prothétique fixe ou mobile. 

 

L’application de cette logique donne lieu à des aberrations d’évaluation. 

 

Or, même l’un des rédacteurs du barème de droit commun critique cette analyse en précisant « Ce n’est pas parce que la dent est remplacée par une prothèse sur implant que pour autant le déficit fonctionnel permanent doit être de 0%. Il ne semble pas raisonnable de considérer que l’implant est à l’identique de la racine dentaire »[6].

 

De cette logique, découlent les conclusions prises en expertise.

 

Madame X subit des soins dentaires durant 10 ans par un groupe de dentistes qui travaillent ensemble. Elle se plaint de douleurs toujours croissantes. Aucune cause n’est identifiable sur les imageries pratiquées (scanner, radiographie panoramique entres autres). Pourtant, elle sera édentée à l’issue de ces 10 ans. L’expertise judiciaire permettra de fixer un diagnostic qu’aucun des praticiens n’avait alors fait : celui d’une maladie neurologique appelée l’odontalgie atypique. Cette pathologie est créatrice de douleurs localisées sur le nerf trijumeau et fait croire au malade que ces dents sont douloureuses. L’attitude à poursuivre est celle de ne surtout pas exciter la zone et d’ainsi ne pratiquer que les actes particulièrement utiles, ceux qui ont vocation à traiter une infection. Madame X a ainsi subi la quasi intégralité des extractions sans raison aucune. Elle est édentée et ne peut pas recourir à la pose d’implants puisque les douleurs et la gêne qui en résulteraient ne seraient pas vivables. En effet, cette maladie neurologique est également appelée la « maladie du suicide ». L’expert judiciaire qui a eu à se prononcer sur ce dossier a eu grand mal à rendre des conclusions et malgré l’ampleur des troubles de la patiente a fixé un taux d’AIPP de 29,5 % dans lequel il indiquait comprendre les troubles psychologiques. Or, Madame X vit un quotidien de douleurs, une impossibilité à travailler, une absence totale de vie intime, une absence totale de plaisir à manger…

 

L’expert s’est référé au barème de droit commun en le nommant de barème usuel. 

 

Les extractions de dents naturelles injustifiées, celles qui avaient été remplacées par des implants, par ces mêmes praticiens qui n’auraient jamais dû extraire les dents, n’occasionnent aucun pourcentage de DFP selon l’expert !!

 

Par ailleurs, pour chiffrer l’entier DFP, selon l’expert, il fallait distinguer le préjudice dentaire du préjudice neurologique et psychologique. Sans pouvoir trouver des aides au sein du barème de droit commun, il prenait comme référence une décision rendue par le Tribunal Administratif de Montreuil du 12 novembre 2015 qui évaluait ce préjudice à 25%.

 

L’autre effet pervers de l’application du barème de droit commun est de faire dépendre la consolidation de la réalisation de l’ensemble des soins de réhabilitation.

 

Tant les médecins-conseils de compagnies d’assurances que les experts judiciaires conditionnent la consolidation de l’état de la victime à la réalisation des soins de réparation.

 

La définition qui est donnée de la consolidation par l’ouvrage le plus récent de référence explique certainement également la situation désavantageuse aux victimes :

 

« La consolidation s’entend de la stabilisation de l’état d’une victime ou d’un patient, c’est-à-dire lorsque tous les soins lui ayant été donnés, et toutes les ressources techniques médicales ayant été utilisées en sa faveur, il n’est plus possible d’attendre de leur continuation une amélioration notable du patient en sorte que son état devienne un état définitif et permanent »[7].

 

Or, rappelons que le rapport DINTILHAC définit la consolidation comme « le moment où les lésions se fixent et prennent un caractère permanent, tel qu’un traitement n’est plus nécessaire, si ce n’est pour éviter une aggravation, et qu’il est possible d’apprécier un certain degré d’incapacité permanente réalisant un préjudice définitif »[8].

 

« La consolidation n’est pas pour autant la guérison »[9]. Pourtant, l’ouvrage fréquemment posé sur le bureau des experts judiciaires précise sans conteste « la date de consolidation est donc établie et doit être fixée au jour de la pose des couronnes sur implants »[10].

 

La définition retenue par le groupe de travail dirigé par Monsieur Jean-Pierre DINTILHAC doit être confrontée à la jurisprudence applicable, source également riche en droit du dommage corporel.

 

Sans arrêt fondateur de la Cour de cassation qui ferait application des grands principes dégagés de la libre disposition des indemnisations et du principe de non mitigation à la matière dentaire, il est nécessaire de s’en rapporter aux arrêts qui ont eus à traiter d’autres dommages.

 

Ainsi, par arrêt du 16 décembre 2021, la première chambre civile de la Cour de cassation cassait l’arrêt de la Cour d’Appel de Grenoble qui avait conditionné l’indemnisation des prothèses de jambe d’une victime amputée à la justification des dépenses[11]. Le principe de libre disposition des indemnisations impose que l’indemnisation repose sur le besoin identifié.

 

Il est donc particulièrement critiquable que ce principe, maintes fois rappelé par la jurisprudence, ne s’applique pas à la matière dentaire.

 

Il doit par ailleurs être corrélé avec l’absence d’obligation de la victime à recourir à des soins et d’ainsi limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable (voir en ce sens, Cass, 2ème civ. 19/06/2003, n°01-13.289). C’est le principe de non mitigation.

 

A contrario, la Cour de cassation a déjà eu à casser un arrêt d’appel qui avait reconnu la consolidation d’une victime en raison de l’arrêt des traitements (Cass, 1èreciv, 17 janv. 2018, n°14-13.351). En effet, l’état de consolidation ne peut être déduit du seul choix de cesser les traitements, « c’est l’évolution médicale de la pathologie, à elle seule, qui doit déterminer la consolidation »[12].

 

En matière dentaire, il est tout à fait possible de consolider une victime sans même que les soins de réhabilitation n’aient été accomplis étant donné que son état peut être stable sans pour autant qu’elle ne bénéficie de soins de réhabilitation, tout en identifiant les besoins d’appareillages.

 

En effet, le dommage dentaire, lorsqu’il est relatif à des dents extraites (solution fréquente soit du fait d’un accident soit du fait d’une faute médicale) peut être stable si les infections sont traitées. Que la victime ait recours ou non à des soins de réhabilitation ne modifiera pas :

-       Que des dents ont été extraites alors qu’elles ne l’auraient pas dues

-       Son besoin en soins de réparation avant et après la consolidation

 

La logique qui devra être suivie pour l’indemnisation est celle choisie pour les aides techniques, les autres prothèses : chiffrage des prothèses (et ou implants) et des renouvellement à compter du besoin.

 

Cette logique n’étant pas celle retenue, de nombreuses victimes se retrouvent dans une situation dramatique[13] :

-       L’impossibilité de faire les soins qui nait de l’absence de solution financière (les soins dentaires sont couteux et peu remboursés par la sécurité sociale)

-       L’impossibilité d’être consolidées et donc indemnisées définitivement

 

Notons enfin qu’en imposant l’accomplissement des soins de réhabilitation et en faisant corréler l’AIPP avec ces soins, il ne peut plus être nié que les taux fixés ne sont que des taux purement fonctionnels qui ne prennent jamais en considération ni le confort, ni les souffrances physiques ou psychiques nées de la perte de dents naturelles.

 

 

Elodie BOSSELER

Avocate à la Cour

article disponible sur linkedin 

#droitdesvictimes

#droitdentaire

#droitdudommagecorporel



[1] Max LE ROY (…), Jacques-Denis LE ROY, Frédéric BIBAL, Anne GUEGAN, L’évaluation du préjudice corporel, LexisNexis, 2022, p.181.
[2] Gisèle MOR, Laurent CLERC-RENAUD, Réparation du Préjudice Corporel, stratégie d’indemnisation, méthodes d’évaluation, 3ème édition 2020 Delmas, p.347
[3] Bernard A.H. DREYFUS, La guerre des barèmes, Gazette du palais, 7 juillet 2001, n°188, p.1.
[4] Voir en ce sens annexe 2 : courrier anonymisé d’échanges amiables été 2024
[5] Docteur D.Cantaloube (…) et Docteur Luc CHIKHANI. Ce dernier est toujours habituellement désigné par plusieurs compagnies d’assurances.
[6] Alain BERY, Daniel CANTALOUBE (…), Laurent DELPRAT, Expertise dentaire et maxillo-faciale, principes, conduit, indemnisation, Editions Parresia 2018, p.233
[7] Alain BERY, Daniel CANTALOUBE (…), Laurent DELPRAT, Expertise dentaire et maxillo-faciale, principes, conduit, indemnisation, Éditions Parresia 2018, p.201
[8] Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, groupe de travail dirigé par J-P.DINTILHAC, p.29
[9] Laurent CLERC-RENAUD, États généraux du dommage corporel – le dommage corporel conjugué à tous les temps, Gazette du palais, 09/04/2011, n°99, p.30
[10] Michel SAPANET, Pierre FRONTY, Charles GEORGET, La nomenclature DINTILHAC et l’expertise dentaires et maxillo faciale, Éditions de l’actualité scientifique Poitou-Charentes, juin 2011 p.45.
[11] Cass,1ère civ. 16/12/2021, n°20-12040
[12] Florence BOYER, de l’importance de la détermination de la date de consolidation, gazette du palais, 29/05/2018, n°19, p.45
[13] Voir à titre d’exemple annexe 3 : extrait de rapport d’expertise anonymisé